JE M’APPELLE AUDREY

_ Alors ? Monsieur. ? Monsieur ? Êtes-vous avec moi ?

_ Je… Oui… oui, allons-y…

_ Pourrions-nous approfondir aujourd’hui ? Si vous vous en sentez prêt, j’entends ; et si madame y consent.

_ Nous… nous en avons discuté… et… et je… je vais essayer…

En fait, je me motive depuis que je suis sorti de chez moi.

_ Afin de commencer en douceur : peut-être pourriez-vous me parler d’elle ? Ou de la première chose qui vous vient à l’esprit, lorsque vous l’évoquez ?

_ Son sourire… j’ai vraiment l’impression de le sentir.

Et ce jour-là, quelque chose a attiré mon regard ; vers le haut ; je ne savais pas trop où ; tout me semblait flou ; puis j’ai supposé que c’était ça, là-bas… Au début, j’ai cru à un oiseau. Mais, plus il s’approchait du sol, plus ses ailes devenaient des bras. Son bec et son long cou : des cheveux. Et son corps… demeurait un corps. Lourd…

C’est alors que je l’ai vue !


_ C’est alors que je l’ai vu !

Sur l’instant, je n’ai pas compris : je me demandais quoi ; je me demandais pourquoi ; le comment ne venait pas.

Puis j’ai senti l’air, l’air sur ma peau : il s’échappait ! Et soudain l’odeur !

L’odeur de mes aisselles, qui me renvoyait mes souvenirs, par blocs, de façon saccadée, douloureuse, interminable.

J’avais sauté de la muraille, de plein gré et sans hésiter. Je voulais échapper à cet homme. Il a beau être mon père, il est un moment où une fille doit s’enfuir.

_ Souhaitez-vous faire une pause monsieur ?

_ Je vous remercie. Il est simplement fatigué : mais cela ira.

Où en étais-je ? « oui », m’enfuir…

Sa hache m’avait frôlée, alors que je courais bien à un demi-li de lui ; je la revois, ainsi que la mèche de cheveux qu’elle avait réussi à me voler. Un frisson étrange. Était-ce l’aspect miroitant et glacial de l’objet qui m’était destiné ? Ou l’absence de sentiment paternel dans ses yeux ?

Avant de la lancer, je ne l’ai pas vu hésiter : dans le mouvement de sa course, son bras s’est armé, puis a propulsé son arme. Tout naturellement. C’est tout. Un vrai cheval !

Je l’ai toujours vu comme ça, mon père. Loin d’être digne d’un Tiansi ; du moins, je l’espère ; ou peut-être dans sa bestialité. Son tempérament et sa brutalité n’ont ni la noblesse ni l’érudition nécessaires à son rang.

À ce propos, j’aurais bien voulu l’interroger sur sa fulgurante ascension sociale, mais un petit oiseau me disait : que cela pourrait engendrer des réponses… disons… quelque peu tranchantes ; sachant qu’il avait massacré mon frère cadet pour un simple manque de respect devant une courtisane. Éviscéré net, devant la demoiselle.


En m’échappant de la maison des gardes, j’avais gravi les larges marches de pierres d’un seul trait : laissant une distance entre nous, tandis qu’eux, étonnés, restaient sur place. Et si l’aisance, procurée par ma culotte de lin jaune paille et mon gilet rouge, m’avait permise d’échapper si facilement à mon poursuivant, mon habillement, quant à lui, n’avait fait que nourrir l’agressivité de mon père ; lui, qui voulait que ne je ne porte qu’un Hanfu d’un bleu si profond que je n’y lisais que du noir ! Le voilà servi !

Lorsqu’il entra dans la pièce où l’on me gardait, j’ai bien compris qu’il ne comprenait pas, lui ! Le motif, qu’on lui énonçait. Quant à moi, je le refusais, purement et simplement.

Il me semble que c’était l’année de mes sept ans, sur ordonnance de l’empereur nous devions commencer à apprendre à lire et écrire, beaucoup s’y sont soustraits ; mais, pour ma part, cela m’attirait : et jouer avec les caractères me plaisait beaucoup, comme mettre un « champs » sur la « terre », par exemple.

La curiosité étant un demi-démon insatiable : je ne pus qu’apprendre, et au bout d’un moment lire, ce qui me passait sous la main. Au début, peu de textes : par manque d’ouvrages. Puis un livre me conduisit à un autre ; et je découvris que beaucoup d’érudits conservaient malgré tout d’anciens recueils. L’âge polissant tout autant ma connaissance de la langue que mes courbes, peu à peu, les portes des maisons qui m’étaient les plus fermées commencèrent à s’ouvrir ; et vers seize ans, quelques parrains de lectures me firent découvrir les littératures philosophiques.

Je rejetais rapidement l’ennuyeux et servile légalisme, pour me tourner vers les écrits de Loa Zi et Kongzi. Malgré la normalisation de l’écriture, ceux-ci furent rapidement déclarés comme allant à l’encontre de l’État ; ainsi, du statut de proscrits, ils passèrent à celui de recherchés en vue d’être détruits. Une culture et une histoire destinées au bucher : cela allait à l’encontre de mes idées…

Or, quelques minutes avant de vérifier que sa hache se trouvait bien à sa ceinture, mon père apprenait de la bouche de l’officier militaire que j’étais une « kongfuzienne ».

C’est là, que je me suis mise à courir, jusqu’à glisser dans les airs par-delà la muraille.


Puis, le choc, le son du corps contre le matelas, mon corps qui s’enlise, un coup de fouet au visage, l’odeur sale du vinyle, dégoutante, le moment où, après la tension de la cascade, mon corps se relâche et mon esprit quitte son rôle d’acteur, pour revêtir celui de mon métier :… Tout cela : je le déteste !

Je m’appelle Audrey, et je suis « actrice-cascadeuse », depuis bientôt 20 ans !

Après chaque prise dangereuse, mécaniquement, je me demande si tout va bien ; et tout de suite après, si je n’ai pas surjoué. En tout cas, moi ! Je me pose la question.

Et « oui », j’avoue : que je n’aime pas les cascades.

J’ai toujours de l’appréhension ; alors, devoir rejouer ma scène !? Non merci !! Donc, j’essaie de maximiser du premier coup ! Certes, je ne réussis pas toujours, mais avec l’expérience, on sait ce que recherche le réalisateur, et on le lui donne, de tout son être.

« Oufff » c’est bon !! Tout va bien ! : j’ai entendu le « clap » de fin de Fiori, lorsqu’il a stoppé sa prise.


Fiori et moi nous connaissons depuis bientôt 11 ans ; il a souvent été mon réalisateur, et maintenant un peu plus…

Entre nous, je dois avouer que je trouve bien agréable de travailler avec un « ami ».

En m’étirant, je me dis que, maintenant, j’aimerais aller prendre un café et souffler en terrasse. J’aimerais me détendre un peu. Ou peut-être, me faire bercer en sirotant un petit quelque chose de plus dépaysant. J’aimerais un hamac et un rhum !

A priori, il reste bouche bée. Rien à redire pour Fiori cette fois !

Large sourire, et « Yesss ! À moi, le hamac », avec un bon rhum ambré, sans glace, juste le rhum, à température ambiante.

J’aimerais un hamac et un rhum. J’aimerais un ambré. J’aimerais… J’aimerais beaucoup de choses, mais j’ai sauté à côté…

Fiori n’est pas bouche bée ; du moins, pas, pour la même raison qui occupe ce qu’il me reste de pensées. Ce son !? Ce n’était pas le « clap » de fin…


Je m’appelais Audrey, et j’étais « actrice-cascadeuse », depuis presque 20 ans !

Mon ex et moi consultons un psy, depuis ma mort…

Nouvelle « Je m’appelle Audrey », par S2B.
Nouvelle présentée au concours TAA, le 20/02/2025.

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